Parfum et haute couture, l'invraisemblable union
Dior, Chanel, Givenchy, Tom Ford, évoquent aussi bien la haute-couture que le parfum. Pourtant, le lien entre ces deux univers, si évident quand on regarde les rayons de parfumeries est en même temps paradoxal...
On pourrait même dire qu'ils sont opposés tant leurs rythmes sont différents, du renouvellement effréné des collections de haute-couture à l'hégémonie de quelques parfums indétrônables, même 40 ans après leur sortie. Voyage dans le temps à la recherche des liens entre beaux vêtements et belles odeurs.
L'envie de nouvelle senteurs peut être aussi épisodique que celle de nouvelles tenues. On les choisit selon les circonstances : une petite robe noire du soir, un jeu raffiné, un week-end ensoleillé, un accord floral et joyeux. Certaines femmes restent fidèles à un seul et même flacon tout au long de leur vie mais elles restent minoritaires – la moyenne aligne 7 parfums différents sur sa table de toilette. Entre visible et imperceptible, tactile et olfactif, le parfum et l'habillement sont les deux armes essentielles constituant l'arsenal de séduction. De l'apparition du "parfumeur-couturier" aux maisons de niche bousculant les codes actuels, remontons le fil de cette histoire passionnelle du parfum et de la haute couture.
A l'origine, un homme
Paul Poiret, 1911. Le couturier est alors un des plus connu de son époque. Son idée ? Celle de lancer une marque de parfums : les parfums de Rosine, nommés après la fille du couturier. Historiquement, la vente de parfum est le domaine de l'apothicaire jusqu'à la Renaissance, puis du Maitre Gantier-Parfumeur jusqu'au XVIIIe avant d'être un domaine plus "expert" au XIXe et XXe siècle avec l'apparition des premiers véritables "parfumeurs". A posteriori, le flair de Paul Poiret est excellent mais il lui manque des talents de "marketeur". Son erreur ? Celle de ne pas capitaliser sur son nom et sur sa notoriété. Les parfums de Rosine connaissent un succès qui s'essouffle et laissent derrière eux une postérité mineure.
La Grande Guerre s'ensuit et avec elle son lot de préoccupations, bien loin des coquetteries. Peu après la guerre, Gabrielle Chanel fait créer en 1921 par Ernest Beaux l'emblématique N°5 qui deviendra le parfum le plus célèbre de tous les temps. Saturé de fleurs hors de prix (pour s'assurer de ne pas être copiée) et d'aldéhydes audacieux – à l'époque d'une originalité inouïe – elle donne le coup d'envoi d'un engouement sans précédent pour le parfum. Ses collections de haute-couture sont avant-gardistes et en y incluant du parfum, Chanel se fait l'ambassadrice d'un style complet (son fameux "total look") dans lequel le parfum vient simplement compléter la tenue : "Il n’y a pas d’élégance possible sans parfum. C’est l’invisible, ultime et inoubliable accessoire".
Une génération de parfumeurs-couturiers voient alors le jour : Jeanne Lanvin, Worth, Paquin, Molineux, sans oublier les modistes et les fourreurs – dont Elsa Schiaparelli – qui miseront sur le parfum comme un pilier essentiel de leur activité. Les industriels Grassois se réjouissent de ce regain d'intérêt pour la parfumerie, d'autres s'en émeuvent. En mars 1927, le quotidien Excelsior s'interroge : "Le grand couturier est-il qualifié pour créer des parfums ?" et d'y répondre sans détours : "Ce genre de négoce paraît indigne d'eux, qui n'ont pas besoin, pour accroître leur chiffre d'affaires d'empiéter sur le territoire d'autrui".
La parfumerie d'après-guerre
La haute-couture a ouvert une brèche dans laquelle s'engouffrent bijoutiers, joailliers, maroquiniers et autres horlogers : tous se "mettent au parfum".
Christian Dior, Yves Saint Laurent, Givenchy... Les grand couturiers de l'après-guerre suivent la lignée et l'héritage de Coco Chanel. En 1947, Dior lance Miss Dior et de la même façon que Chanel prône la mise en avant d'un mode de vie ou d'un style dépassant le simple cadre vestimentaire : "Le parfum c’est le finishing touch d’une robe. Un parfum est une porte ouverte sur un univers retrouvé. Voilà pourquoi je suis devenu parfumeur, pour qu’il suffise de déboucher un flacon pour voir surgir toutes mes robes et pour que chaque femme que j’habille laisse derrière elle un sillage de désir. – Christian Dior"
De la haute-couture au prêt-à-porter, la parfum s'affranchit des codes
Dans les années 1970, le parfum s'internationalise et se démocratise. Des marques de prêt à porter moins prestigieuses comme Hugo Boss, Cacharel, Lacoste lancent leurs propres gammes de parfum. Les groupes de cosmétiques – dont Estée Lauder et Shiseido – les imitent. Enfin, la grande tendance des parfums de célébrités, venue des Etats-Unis, achève de populariser le parfum. Comble du sacrilège, du parfum est venu chez Prisunic (devenu Monoprix) dès 1978, Pierre Cardin vent "Choc" chez Carrefour la même année.
Dans les années 80-90, les nouvelles vagues de couturiers – Jean Paul Gaultier, Issey Miyake, Narciso Rodriguez ou encore Thierry Mugler savent que le parfum permet de prolonger le style qu'ils infusent dans leurs créations vestimentaires. Narciso Rodriguez introduit des notes sensuelles et soyeuses, comparables à la texture de ses robes en satin tandis que Thierry Mugler utilise le contraste entre une féminité presque violente et un imaginaire de bande dessinée.
Petit à petit, les femmes changent d'eau de toilette comme de look. En 1993, Escada propose une fragrance à durée limitée pour s'accorder avec sa collection d'été. Chiffon Sorbet fait alors un tabac et des émules : le rythme des lancements s'accélère alors, avec les sorties quasi systématiques de déclinaisons (ou flankers) .
Mode et parfum : la fracture
Même s'il est impossible de ne pas reconnaître les synergies liant les monde du parfum et de la haute couture, certaines différences sont notables.
Pour commencer, contrairement à une collection saisonnière de vêtements, le parfum traverse les époques et les tendances. Si les nouveautés insufflées par la mode apportent un élan de modernité, les parfums développés par les marques correspondent à l'esprit impérissable de la marque. Si, fondamentalement, la mode vestimentaire est passagère quoiqu'empreinte d'un stylé bien défini, le parfum synthétise ce style en l'inscrivant dans la durée. Ils sont donc complémentaires voire opposés.
Ensuite, les couturiers ont très tôt compris que le parfum était un luxe accessible que les franges plus populaires de la population pouvaient se permettre de consommer, tout en alimentant les fantasmes accompagnant le mode de vie "total" (et inaccessible) que ces mêmes marques promeuvent. Dans un monde où tout évolue vite, il permet d’arrêter le temps avec des créations olfactives intemporelles mais il permet aussi aux créateurs et directeurs artistiques de s’adresser à une autre clientèle, tout en s’assurant une forte rentabilité. Au départ simple accessoire, la fragrance porte désormais la marque dans le temps, tout en conservant la création de vêtement comme leur plus prestigieuse vitrine.
Parfum et mode, l'antagoniste évolution
Comme l’analyse avec précision Marylène Delbourg-Delphis, spécialiste de la mode, dans son livre Le Sillage des Elégantes, la réponse à ces questions est pour la moins paradoxale.
- Entre le Second Empire et la première guerre mondiale (avant l'avènement du parfum-couturier), mode et parfum semblent évoluer simultanément, comme s’il existait un lien organique entre eux : « Lorsque le Second Empire, écrit-elle, créant une silhouette imposante, place la femme sur un piédestal, la bienséance requiert la modestie en matière d’odeurs (…)."
- Après 1870 la tendance est progressivement mais inéluctablement à l’allongement de la silhouette. Parallèlement les odeurs se renforcent. (…)
- Entre 1850 et 1914**, la mode et le parfum ont varié en fonction inverse**, mais de connivence : ce qui s’est perdu en quantité de tissu a été gagné en intensité d’effluves. »
- Puis, aussi surprenant que cela paraisse, après les années 20, le parfum va s'opposer comme une résistance au désir d’unité entre parfum et couture – désir largement affirmé dans la presse et par les couturiers eux-mêmes dans les années 1920. Il va s’affirmer comme un objet autonome, non soluble dans la mode, au style donc parfaitement indépendant. Un discours a contre-courant donc de la convergence stylistique entre les collections de vêtement et les gammes de parfum...
La renaissance des marques de parfum "spécialisées"
Le phénomène le plus marquant des 15 dernières années dans la parfumerie est sans conteste l'essor de la parfumerie dite de niche (Annick Goutal, L'Artisan Parfumeur, Serge Lutens puis Frédéric Malle, The Different Company) : autrefois strictement confidentielles et survivant dans l'ombre des marques de haute-couture, ces marques sont maintenant le moteur des tendances, elles-mêmes reprises par les parfumeurs couturiers. Que ce soit en terme de qualité des jus, recherche de "clean ", "naturel " ; les "indies" sont le plus souvent à l'origine des mutations et forcent les grands couturiers à revoir leurs modèles pour ne pas tomber eux-même dans l'obsolescence. Chaque maison de haute couture propose maintenant des gammes premium, inspirées des gammes de prix et de qualité des maisons de niche. Les parfumeurs, autrefois sous-traités aux grandes maisons de composition (Firmenich, Givaudan, IFF, Mane) sont parfois réintégrés pour la cohérence comme pour le prestige. On citera notamment Jean-Claude Ellena puis Christine Nagel, les "nez" de la maison Hermès, Jacques et Olivier Polge chez Chanel ou encore François Demachy chez Dior.
En quelques années, une parfumerie autonome, émancipée, en un sens, des marques de mode ou de toute autre tutelle, s’est ainsi affirmée plus « chic et trendy » que jamais ! Comme s’il avait fallu au parfum, tourner le dos à la mode pour redevenir vraiment, « à la mode »...
Source : Anne-Sophie Trébuchet-Breitwiller, IFM, Centre de sociologie de l’innovation