Duty Free, des prix qui s’envolent
Encore 3h à tourner en rond dans l’aéroport pour le changement à Dubaï… Et si on faisait un peu de shopping ? Et puis c’est moins cher… non ?
Quelle opportunité en or ! Ce cadeau que vous aviez oublié d’acheter ? Il est là. À portée de main. Ce sac à main que vous aviez repéré dans cette pub à la télé là… Idem. Parfum, Champagne, snack, bijou, vêtement, montre, tabac ou cosmétique, il y a de quoi remplir vos valises de Duty Free. « La vendeuse dit que c’est 20% moins cher qu'en ville ! » Ouf ! Si la vendeuse le dit, on est gagnant alors ? Halte là. Avant de faire une razzia compulsive sur les étalages de l’aéroport, on va mener l’enquête pour vous.
Qu’est ce que le Duty Free ?
Signifiant littéralement « sans taxe », le Duty Free, travel retail, ou encore sixième continent, sont tous les trois des termes qui désignent ces produits vendus sur des zones frontalières à forte fréquentation (bateaux, aéroports, avions...) Leur avantage ? Ces zones sont internationales, et n’ont donc pas besoin d’appliquer la réglementation fiscale d’un pays en particulier. Vous l’aurez compris, on dit “Adieu” à la TVA française ! Habituellement taxés à 20% sur le territoire, les produits vendus en Duty Free ne subissent donc pas cette majoration…
Sans trop de surprise, ce sont les aéroports qui concentrent la majorité du marché du Duty Free, le transport aérien étant hégémonique parmi les moyens de déplacement touristique.
Fonctionnement du Duty Free
De quel droit les boutiques de Duty Free sont-elles dispensées de leur dû envers l’Etat ? En réalité, les taxes ont la particularité de ne pas s’appliquer aux produits destinés à l’exportation, dans le but de ne pas les désavantager face aux produits importés. Il y a finalement deux manières de vendre à l’export :
- Soit les articles sont vendus sans taxe et sont entreposés jusqu’à leur exportation (Duty Free)
- Soit la taxe peut être remboursée au moment de l’exportation (Détaxe)
En principe, les produits sont taxés selon la règle du pays de destination à leur arrivée. Mais les magasins de Duty Free contournent ce principe en vendant les articles directement dans les zones de départ et à bord des appareils, créant ainsi un manque à gagner considérable pour les Etats…
La différence entre la détaxe et le Duty Free
Les plus casaniers (ou les plus honnêtes) d’entre vous n’ont peut être pas eu vent de tous les mécanismes qui permettent de contourner la TVA. Aussi, il sera ici envisagé un bref résumé de la détaxe, car si le principe reste le même (esquiver la TVA), le mode de fonctionnement de la détaxe diffère beaucoup du Duty Free. De quoi ne pas fléchir un sourcil étonné lorsque l’on vous tendra un “BVE” (bordereau de vente) lors de votre prochaine tournée shopping à Oslow…
Qu’est ce que la détaxe ?
La détaxe – ou Tax Free en anglais – est le fait pour un étranger à l’Union Européenne (U.E) de pouvoir se voir remettre un pourcentage du montant de son achat sur le sol de l’U.E grâce à un bordereau de vente fourni dans les magasins.
Comment être éligible à la détaxe ?
Pour profitez de la détaxe, vous devez :
- Résider en dehors de l’Europe,
- Avoir plus de 16 ans,
- Être en visite en France pour une durée inférieure à 6 mois,
- Avoir effectué des achats de plus de 175 € TTC chez un même commerçant.
En somme, la finalité est la même : se débarrasser au maximum de la TVA. Au maximum, oui, car les Maisons de luxe ne remboursent habituellement qu’entre 10% pour une remise en liquide et 12% pour un remboursement en carte. Assurez-vous d’ailleurs d’être en possession d'une carte de crédit lors de votre achat et non de débit pour que la détaxe puisse se réaliser !
Petit manuel de procédure à la détaxe
Au comptoir de détaxe de l’aéroport, vous pouvez récupérer votre liquide immédiatement, ou bien attendre entre 4 et 6 semaines après avoir posé un tampon sur votre détaxe et posté celui-ci dans la boîte à détaxe.
La naissance du Duty Free
Nous sommes en 1946. La France entre dans la IVème République, la guerre d’Indochine est déclarée, la DGAC (Direction Générale de l'Aviation Civile) est créée, et le transport civil aérien qui l’accompagne gagne en popularité. Le businessman irlandais Brendan O'ReganSon (1917-2008) y voit l’opportunité d’un nouveau marché, et invente grâce à la «Convention on International Civil Aviation» le concept du travel retail.
Brendan O'ReganSon lors de l’inauguration du premier Duty Free en Irlande
Le premier comptoir voit alors le jour sous le ciel de la ville de Shannon, en Irlande, participant dans le même temps au rayonnement économique de la région. Le succès est immédiat. Celui-ci tient naturellement des usagers des vols transatlantiques qui se procurent alcool et tabac (soit le cœur traditionnel du Duty Free) pour une somme modique. Des gammes en somme bien plus restreintes que celles proposées aujourd'hui, qui tendent à se décliner de plus en plus jusqu’à atteindre une quantité pléthorique d’articles divers et variés.
Les sacrifices pour vendre en Duty Free
Avoir une place en Duty Free n’est clairement pas donné à tout le monde et les marques qui s’y risquent doivent considérer les enjeux...
Deux choix s’imposent aux marques qui veulent s’installer dans l’aéroport de Paris :
- Payer près de 20 000€ le m² de loyer mensuel
- Laisser les employés de l'Aéroport de Paris gérer les boutiques et reverser à ce dernier entre 10% et 40% de son chiffre d'affaires.
Dans les deux cas, le prix à payer est élevé mais ne les dissuade pas de s’installer près d’une clientèle internationale, constituée de personnes au pouvoir d’achat plus bien plus élevé que la moyenne et plus enclines à consommer. Dans le cas des vols Low Cost, le contraste entre les rares boutiques de tabac et de parfum et les salles d’embarquement luxurieuses de compagnies aériennes plus prestigieuses est criant.
Le Duty Free est-il vraiment moins cher ?
Il est temps de lever le voile sur la grande question que tout le monde se pose. Les produits Duty Free moins chers qu’en ville, mythe ou réalité ?
Revenons à la base. Le prix d’un article classique peut être grossièrement découpé en :
Coût du produit + Marge commerciale du revendeur + TVA
Comme le Duty Free n’applique pas le montant de la TVA, les produits devraient, de ce fait, être sensiblement moins cher. Jean Claude Lambert, ex-Président de Royal Quartz, touche cependant un point sensible :
« Notre chiffre d'affaires est trois fois plus important ici qu’en centre ville, mais la rentabilité est moindre en raison de l’importance des redevances et des contraintes. »
Ainsi, les boutiques de Duty Free étant libres de fixer leurs prix, elles ne se gênent pas pour augmenter leur marge commerciale pour compenser le prix exorbitant qu’elles doivent à l’aéroport, mais aussi pour maximiser leur marge nette. En réalité, dans une étude réalisée par Skyscanner, les prix appliqués par les boutiques sur le sixième continent se révèlent bien plus compétitifs que ce que l’on pourrait penser.
Après avoir réalisé une étude comparative sur les prix de l’alcool, tabac, parfumerie et confiserie dans les supermarchés (Monoprix, Carrefour, Leclerc, Intermarché), les parfumeries (Sephora et Nocibé), les bureaux de tabac, et les aéroports, Skyscanner conclut en admettant que seul le secteur de la parfumerie serait plus rentable à tous les coups en Duty Free. Le tabac et l’alcool dépendent de l’aéroport dans lequel vous vous trouvez tandis que les confiseries se retrouvent systématiquement plus chères qu’en supermarchés. Attention donc au petit creux des gourmands ! Mieux vaut se concentrer sur les parfums pour peu que le choix en boutique et l’accompagnement soient au niveau !
Les chiffres de vente des produits Duty Free démontrent d’ailleurs que les clients ne sont pas dupes, avec une majorité des achats répartis sur les parfums et cosmétiques, les vins et spiritueux, et le tabac (cf. graphique ci-dessus). On notera aussi une nette diminution de la consommation de ce dernier entre 2005 et 2018 au profit d’achat de produits beauté.
Les articles en “Duty Free”: pourquoi ça marche ?
Mais alors, dans un environnement pressé, impersonnel et ultra-marketé, qui peut bien acheter des articles en Duty Free ? Des Hommes d’affaires, pressés, qui n’ont pas le temps de faire leurs achats en ville mais attendent leur avion pendant parfois plusieurs heures ; des touristes chinois qui font des visites express de Paris en 48h sans avoir le temps de s’arrêter pour acheter des souvenirs ; des riches vacanciers qui s’ennuient avant de prendre leur vol... Rares sont ceux cherchant simplement à faire une bonne affaire !
« Ce sont des achats d'impulsion, avec peu de conseil, concentrés sur une gamme moins large et des produits de plus petite taille » – Stéphane Tsassis, ex Directeur de la Région Asie Pacifique - Beauté Prestige International chez SHISEIDO.
Tout est fait pour que les longs couloirs des aéroports soient optimisés et attrayants pour les voyageurs. Ce sont des spécialistes du comportement en aéroport qui s’en chargent : on supprime les cloisons entre les couloirs de l’aéroport et les magasins, on dresse un corridor de marques de part et d’autre du chemin menant du hall à la porte d’embarquement et on installe enfin des stands de dégustation ou de test-produit au milieu du passage. Résultat : pas un voyageur n'échappe à la vue des dizaines de marques qui s’installent. Tout est bon pour attirer l’attention. Rose, paillettes, marbre, dorures, maquettes géantes… Rien n’est trop extravagant pour capter le regard des passants. Plus c'est gros, mieux c’est !
Stand de Duty Free au sein d’un aéroport
La mort du Duty Free, la naissance de l’excès
Dans "L'ENFER", une nouvelle du philosophe français Gaspard Koenig parue le 6 janvier dernier, un professeur d’université meurt et découvre que l’enfer, c’est de passer l’éternité à traîner dans les boutiques aéroportuaires de Duty Free. Une torture pour les uns, un bonheur pour d’autres, toujours est-il que le travel retail a évolué depuis sa création, pour devenir un univers à part entière.
Des produits sans taxe à des produits exclusifs
L’époque du Duty Free version tabac & alcool low cost est loin derrière nous. Gonfler le chiffre d’affaires étant la priorité de nos boutiques aéroportuaires, la lente désuétude de ces produits du fait de l’hygiénisme progressif de la société n’est pas pour arranger les affaires de celles-ci. C’est pourquoi, au regard de la fréquentation des aéroports par les voyageurs aisés, le travel retail tend à se diversifier avec des produits exclusifs et luxueux : la croissance exponentielle du chiffre d'affaires se réalise en un claquement de doigts. C’est le cas par exemple de cette bouteille Chivas Regal à 200 000€ pièce, sortie en 23 exemplaires, sertie de 413 diamants posés par le joaillier de la reine d’Angleterre en personne. Invendable ? Un chinois amateur de whisky en escale à Singapour a profité de son temps libre pour en acheter deux exemplaires.
Et si cette anecdote – loin d'être un cas isolé – peut vous écœurer ou vous faire sourire, elle n’en est pas moins symptomatique d’une réelle sociologie du travel retail.
Le cas de Dubai International Airport
Si vous cherchiez le paroxysme de la démesure et de la frénésie acheteuse c’est vers l’Aéroport International de Dubaï que vous vous tourneriez. Ce temple des nouvelles expériences en marketing aéroportuaire, de la surconsommation et des promotions à ne plus savoir où donner de la tête, concentre à lui seul les plus grandes extravagances de ce milieu, à l’image de l’exubérance de l'Émirat dont il est la vitrine.
Dubaï et ses îles artificielles
Jusque dans les années 1960, les huîtres étant assez prolifiques dans la région, Dubaï vivait principalement de son commerce de perles de nacre, dont la récolte était aussi dangereuse que difficile. Quand la quête de pétrole démarre en 1960, Dubaï n’est pas un poids lourd de la région avec des réserves de pétrole assez limitées. Mais le développement de l’économie de la région permet aux Dubaïotes de profiter de l’export de pétrole et de ses bénéfices pour se diversifier et permettre à l'Émirat de développer un cœur économique résilient, même dans une prochaine ère post-pétrole. Ils investissent de ce fait massivement grâce à l’or noir dans les nouvelles technologies, le commerce, et surtout dans le tourisme de luxe, impliquant la mise en place d’infrastructures telles que des ports artificiels, des aéroports internationaux, ou des hôtels, qui incitent non seulement les touristes à rester sur le territoire et dépenser sur place, mais qui aide aussi à fluidifier le trafic humain. En effet, le Cheik Mohammed ben Rachid Al Maktoum, gouverneur de Dubaï, veut faciliter l’accès de son Emirat, et a pour ambition d’en faire le “Singapour du Moyen-Orient”.
Il faut dire que la localisation de Dubaï est des plus stratégique : la ville touche 25% de la population mondiale à moins de 4h de vol, et 75% de la population mondiale à moins de 8h de vol.
Ce trafic monstrueux généré place Dubaï au rang de la septième ville la plus visitée au monde et, contrairement à ce qu’on peut penser, accueille davantage de touristes étrangers en quête de dépaysement que de businessmen venus en voyage d’affaires. « En 2017, 59% des visiteurs étrangers étaient venus pour les loisirs contre 21% pour les affaires » – selon l’Institut de Recherche et d’Etudes Supérieures de Tourisme (IREST). Toujours selon l’IREST, le tourisme dubaïote irait jusqu’à atteindre aujourd’hui 25% du PIB de l’Emirat et 10% du PIB des E.A.U (Emirats arabes unis).
En plus d'une absence de taxe et d’une hyper accessibilité des destinations, “l'Émirat bling-bling” a sous le coude une redoutable stratégie touristique qui passe entre autres par son aéroport. À la tête de cette usine à cash, nous retrouvons Colm McLoughlin, un businessman de renom qui a déjà fait ses preuves, à Shannon, en Irlande, dans le premier aéroport à Duty Free évoqué précédemment. Il est débauché en 1983 par les Emiratis pour faire de l’aéroport du désert, le plus grand Duty Free du monde.
Colm McLoughlin, à l’inauguration du Duty Free de Dubaï
Son chiffre d'affaires frôle aujourd’hui les 2 milliards d’euros, soit deux fois plus que l’aéroport de Paris. Pérennité assurée grâce la vente d’or qui fit fureur dès le premier jour. Déjà à l'époque, Dubaï était réputée mondialement pour son or vendu moins cher qu’ailleurs et Colm y vit une opportunité :
« Quand on a ouvert le duty free, je suis arrivé avec les poches pleines d’or : j’avais tout acheté dans les souks en ville, j'ai tout sorti et on a tout mis en vente directement sur le comptoir. »
Un stratégie qui paye puisque la vente d’or de l’espace commercial de l’aéroport représente près de 8% de son chiffre d'affaires. C’est d’ailleurs là bas que vous pouvez avoir l’opportunité d’y trouver 1 kilogramme d’or sous forme de lingot, pour la modique somme de 37 000€. Une affaire en or…
La zone commerciale aéroportuaire ne s'arrête plus dans son développement. Notons que l’aéroport est le premier à inaugurer il y a quelques jours un scanner d’iris, de quoi rendre votre passeport désuet et réduire les contacts en période de pandémie. Entre les innovations marketing et technologiques, Dubai International Airport n’est pas prêt de mettre la clef sous la porte d’autant que le “Manhattan du Moyen Orient” a été sélectionné pour héberger la prochaine exposition universelle post-pandémie dont le thème sera « Connecter les esprits, construire le future », et qui devrait accueillir 25 millions de visiteurs.
Et si les différentes crises économiques ne semblent pas affecter ces lieux de transits internationaux (cf. graphique ci dessus) la pandémie a en revanche stoppé violemment le trafic du sixième continent. Un bâton dans les roues qui devrait affaiblir le secteur pendant un certain temps...
C’est notamment le cas de Dufry, à la tête de près de 2300 boutiques aéroportuaires, leader du shopping dans les aéroports avec 20% des parts de marché en sa possession. En 2020, le groupe a perdu 2,5 milliards de francs suisses, ce qui représentait une chute de 71,1% de son chiffre d'affaires par rapport à 2019 selon cerclefinance.com.
«2020 a été l’année la plus difficile de l’histoire de l’entreprise, du travel retail (magasins d’aéroports, NDLR) et de l’industrie touristique en général» – Juan Carlos Torres Carreterot, président de Dufry.
Un désastre pour le secteur, qui risque de devoir se serrer la ceinture et maintenir ses efforts au regard des chiffres sanitaires alarmants.
Ainsi, si le Duty Free naquit d’une réelle volonté de distribuer des produits moins chers, il s’est transformé en une course au plus gros et riche poisson qui pourra acheter du luxe et augmenter le chiffre d’affaires de ses boutiques hors de prix. La morale de cet article reste de ne pas être crédule face aux techniques de vente du travel retail, car si les bonnes affaires demeurent, les arnaques, vous attendent elles-aussi au tournant. Un parti-pris qui s'explique facilement, mais qui vire parfois à l’excès. Excès qui se ressent dans tout l’univers du Duty Free d’ailleurs, et dont la boucle de l'extravagance s'entretient sans effort. Reste à savoir si la pandémie ne bousculera pas trop violemment le secteur pour que celui-ci parvienne à se relever…